François Bon | Hommage à Julien Gracq
Le texte ci-dessous est un hommage rédigé en 1996 par François Bon, publié en 1997 dans un livret distribué par les librairies du groupement Initiales
La Loire à Saint-Florent le Vieil, face à l’île Batailleuse (FB, 2001)
C’est devant soi oeuvre et nom de poète.
Il y a des auteurs qui vous accompagnent. D’autres sont des chocs parfois définitifs, des aiguillages, mais on n’y revient pas. Ceux-ci imposent leur présence lente, obstinée. Livres qu’on emporte quand on change pour un temps de maison et qu’on n’en choisit que quelques-uns. Des livres dont on dirait, parce qu’on change soi, qu’eux aussi ils continuent de mûrir entre temps. Ce ne sont pas des banalités à dire : à mesure qu’on spécifie, se rétrécit la liste des noms. Cette poignée de livres, maintenant complétés par les deux blocs épais du Pléiade, je n’ai jamais su vraiment où les mettre, dans la bibliothèque. C’est des détails, mais je m’aperçois qu’en face de moi, parmi les autres qui couvrent les murs, ils sont les seuls à avoir été rangés horizontalement. Oeuvre où les titres s’empilent pan sur pan, plus solide à l’horizontale parce qu’inconsciemment c’est l’image qu’on en a, une oeuvre d’assise : empilés, les Corti, chronologiquement. À côté il y a Kafka, en allemand et français, et de l’autre des livres en anglais, Lowry, Carver, Faulkner. En dessous c’est seulement Littré. Gracq je l’ai mis là. À part. Hors langue.
Livres qui vous accompagnent, c’est d’abord énoncer ce besoin d’y revenir, de reprendre. La dernière passe, c’était avant l’été. Ça dû commencer par reprendre La Presqu’île, et de là passer aux Eaux étroites, et puis repartir dans... et vivre encore une fois cinq semaines dans le compagnonnage unique. Compagnonnage, cela définirait encore une autre singularité, qui sans doute le choquerait, lui, dans la solitude depuis quoi il nous parle : lisant, l’impression que l’oeuvre écoute. Que l’oeuvre attend notre réponse intérieure pour entamer la phrase suivante. Je crois que c’est ainsi que je définirais la plus haute rareté de cette oeuvre : ce minuscule secret qu’on cherche à entendre chez chaque auteur qui compte.
Pourtant, Gracq m’a souvent et beaucoup mis en colère. Je n’aime pas, nulle part, ce qu’il dit de Proust. Comme une jalousie nécessaire, un besoin de tirer sur la bande pour s’éloigner, trouver sa marque, presque comme en régate. Je n’aime pas ce qu’il dit du roman pour prendre, lui, distance. Je n’aime pas ses italiques. Je n’aime pas son texte injuste sur Saint-John Perse, pourtant lui aussi « d’Atlantique ». Mais ces colères sont pourtant, chaque fois, un renouvellement de lecture. On n’est pas d’accord avec lui, mais il nous a emmené à un endroit très précis, une vue sur langue, où on n’était pas allé. Je relis rarement les récits, parce que le rituel qui y ramène est plus grave. Mais les Lettrines, et l’immense En lisant en écrivant, ils sont constamment réouverts. Pas abîmés pourtant, puisque tellement de fois on les a offerts, prêtés sans reprendre, rachetés n’importe où en France au passage chez un ami libraire.
À Gracq on doit de nous remettre dans les bonnes ornières. Les ornières difficultueuses, ce dont la raison ne nous débarrasse pas. Relire Lautréamont, reprendre une nouvelle fois la Chartreuse de Parme ou Jules Verne, parce que ce qu’on aimait avant Gracq, lui nous y ramène et nous y renforce. Je crois que Gracq m’a pris si entier, depuis si longtemps, parce que depuis bien plus tôt j’étais lecteur d’un seul écrivain, Balzac. Je crois que la singularité du rapport que j’ai à Gracq, c’est d’y avoir trouvé le seul qui, même dans Les Eaux étroites, même dans le si mystérieux Cophétua, nous restitue en plein dans notre siècle le mystère le plus aigu de Balzac et Nerval : livres qui font se perdre dans l’immédiat réel. La lecture de Béatrix par Gracq m’a permis d’attendre l’écriture en un temps où les repères qui m’aidaient ne pouvaient en aucun cas être partagés, même avec les amis les plus proches (Bergounioux, liras-tu Balzac un jour ?). L’auteur qu’on aime est un guide, par la confiance qu’on y prend. On relit, et, dans l’impasse où on est, quelque chose obscurément se dénoue. La novation et le chamboulement que c’est de parler littérature comme de l’intérieur, il n’y a pas à le commenter, mais je n’ai nulle part encore vu écrit comme nous pouvions, de notre côté, le ressentir aussi fondamental.
Le mystère des très grands, où Gracq fut initié, c’est cette communion enfin de la fiction et de la terre. Qu’une terre ne peut plus être traversée qu’autant qu’elle a été écrite. C’est le cas pour Rabelais, Balzac, Nerval, et très peu. Quand on passe sur l’autoroute, entre Angers et Nantes, près d’où on le sait, de l’autre côté du fleuve qu’on ne franchit pas, par discrétion (dans chaque université étrangère pourtant immanquablement on en trouve, de ces fidèles qui ont franchi le fleuve, sont entrés à l’épicerie ou à la boulangerie pour vérifier que c’était vrai), on sait que là sont les eaux étroites, et que le livre est une surface du monde. Guérande est une presqu’île plus publique. Là on ose. On va dans les petites gares. On s’arrête à une terrasse. On voudrait savoir quels étaient la marque et le type de la voiture (Pléiade dit Deux-Chevaux Citroën, parce qu’il est dit que la voiture lève le derrière quand on la gare : mais ça c’était toutes les voitures, sur nos bas-côtés de routes de campagne). En arpentant la presqu’île réelle, c’est un art énigmatique de la phrase qu’on voudrait comprendre. Et c’est aussi cette forêt bretonne où on voudrait un jour aller, verte dans une faille de roches. Ou bien en marchant sur les grands Causses. Les mots île de Ré comme ils changent, si c’est dans Lettrines qu’on les trouve. Ou bien dans un train, et on a le front collé aux vitres, un jour qu’on traverse les Ardennes.
Un livre a pour titre un hémistiche de Baudelaire. Il désigne ce que Baudelaire a entrevu, ce qui change dans les villes, mais que notre vision superpose parce que, dans notre machine mentale, rien n’a changé. C’est un livre trompeur parce que, la première fois qu’on le lit, qu’on est de l’ouest et des villages, qu’on a été interne en lycée, on le lit uniquement dans l’idée que vous est révélé votre propre univers. À la seconde lecture seulement, l’impression de pyramide : cela, qui ici s’écrit, n’avait jamais été introduit dans la langue. La nouveauté de ce livre nous en sépare. Il faut longtemps pour accommoder. Maintenant, peu à peu, lui aussi entre comme Cophétua dans le compagnonnage : ce livre est une telle novation de forme, une telle radicalité dans l’épousaille du réel et du temps, que le temps n’est pas prêt à le recevoir. On en veut moins au mépris de l’époque pour ce qui lui est donné de meilleur : La forme d’une ville est un livre pour demain seulement.
Vient à nous pourtant cette longue marche du temps, la guerre deux fois traversée, l’homme à pied dans la guerre et la boue, comme l’alter ego (encore je suppose qu’ils ne se sont jamais rencontrés ni parlés), l’autre géant de nos actuels tordeurs de mots, le Perpignanais qui lui est contemporain, Claude Simon : combien sommes-nous à désormais les mettre ensemble et si près, au moins dans la dette, et quand bien même cela ne leur plairait pas ? Et c’est l’homme à pied traversant les bombardements, et les villes détruites qui encore sont les nôtres, Nantes ou Caen. À nous ne fut pas donnée cette proximité de l’histoire en renverse, qu’ils nous enseignent du dedans et c’est leçon violente, nécessaire (eux deux ensemble sans se croiser, aux mêmes temps, dans des Flandres par eux éternelles). C’est l’homme toujours à pied marchant dans la forêt vers son définitif balcon, unique et singulier balcon dans la grande littérature française.
Le seul mot qui me vienne, et qui me semble assez solide pour enfermer tout ça, c’est celui-ci : respect. À vous, Julien Gracq, respect